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Maudits poètes

Scène 1.

Intérieur nuit. Patrick est assis sur le canapé face à la télévision qui est éteinte. La caméra le filme de dos. On ne voit pas son visage. Il retouche un manuscrit.

Patrick : Lit sur le bout des lèvres. Que sont donc ces mots ? Ces peaux mortes sur ta bouche, ma mère ? Mots et morts au silence font face.

Sa mère arrive et allume la télévision.

La mère : C’est l’heure où ton frère passe. Pousse-toi.

À la télévision : Plateau télévision : ambiance plateau-maison.

Présentateur : Patrice Mieszcoski, vous êtes un des artistes actuels les plus renommés, vous faites salle comble à chaque nouveau spectacle, la presse parle beaucoup de vous, et pourtant, vous n’êtes ni acteur, ni plasticien, vous êtes poète-performeur. Comment expliquez-vous ce succès ?

Patrice Mieszcoski : C’est le talent (rires).

Au salon : La mère passe le bras par dessus les épaules de son fils, de manière rassurante. Patrick se dégage un peu. La mère retire ses mains.

Cut. La caméra cadre la télévision.

Présentateur : Dans un entretien, vous revendiquez, je cite, « une poésie de merde, mais sincère, plus proche du réel qu’aucun artiste ne l’a fait ». Des mots tranchants, audacieux, dans lesquels le public semble se retrouver. Je vous propose d’éclairer le sens de ces paroles en regardant ensemble un extrait de votre dernier opus.

Scène 2.

Patrice Mieszcoski est sur scène, en plein spectacle. Il est habillé en noir, sur fond noir, un peu comme dans un one man show. Il se tient debout et déroule un rouleau de papier toilette sur lequel est écrit son texte qu’il interprète.

Patrice Mieszcoski : Mort – mot – moment – maman – ment – mensonge ! Ah ! Moi ! A moi ! A mort ! Amorphe ! Ah ah ah ah !

Il s’enroule avec son rouleau de papier toilette en tournoyant sur scène, puis il tombe par terre. On entend le public pousser un cri de surprise.

Mot mot ! Mort au mot ! Merde au mot ! Mobilise mes mains, mot ! Mes mains, mon mot, ma merde ! Ma mère ! Amère ! Mer ! Meut ! Meuh meuh mmm meuh !

Scène 3.

Salon de Patrice. Caméra face. Il a le même visage que Patrick Mieszcoski. Il s’ouvre une bière, l’air renfrogné.

Patrice : Quel con.

La mère : Oh… Patrice… ne sois pas triste, mon gros lapin… oh…

Patrice : Où est-ce qu’il a été cherché des conneries pareilles, hein ? A qui, dis-moi ? Dans quel chiotte ?

La mère : Ne sois pas si dur envers lui ni envers toi-même. (Patrice regarde d’un coup sa mère durement). Tu n’avais qu’à faire comme lui quand tu en as eu l’occasion.

Patrice : Tu rigoles ? J’ai jamais sucé pour me faire une place.

La mère : Quelle place ?

Scène 4.

Plateau.

Présentateur : Des images pleines d’émotions. Patrick Mieszcoski, dans une interview, vous dites écrire « à partir du rien », « créer du vide car l’art n’est rien ». Vous semblez faire une réelle révolution de l’art, le mettre à mal. Comment concevez-vous l’écriture, comment vous y prenez-vous pour extraire le rien, le vide de l’art, quand plus deux mille ans de tradition artistique semblent avoir construit du sens et du plein ?

Patrice Mieszcoski : Quand je vous ai dit « c’est le talent », c’est la vérité, même si ça peut paraître prétentieux. Je ne peux pas expliquer l’acte de création, c’est comme faire l’amour : on ne sait pas encore comment on va le faire au moment où on le fait, mais on sait qu’on le veut, qu’on doit le faire, et puis vous pénétrez intensément votre partenaire, vous vous masturbez si vous êtes seul, et vous éjaculez au moment le plus opportun. L’acte d’écrire, c’est une éjaculation, comme c’est une merde qui sort de votre rectum. Vous avez besoin d’éjecter quelque chose de votre corps.

Présentateur : Mais vous ne faites pas qu’écrire, vous jouez, vous interprétez vos textes sur scène. Moi qui suis un fervent admirateur de vos travaux, qui depuis le public ai eu l’occasion de vous voir sur scène, je me pose cette question : y a-t-il un lien entre ce que vous venez de dire et la création du spectacle ?

Patrice Mieszcoski : Pour le jeu, la performance spectaculaire, artistique, c’est la même chose que la performance sexuelle. Vous donnez le meilleur de vous-même, dans le but de jouir, et le public, c’est ce que vous avez envie d’enculer, oui, et j’encule le public.

Présentateur : (hésitations). Merci, Patrice Mieszcoski, d’avoir répondu aussi précisément à mes questions. Nous vous offrons en bonus la réaction d’un spectateur très spécial à la sortie de votre spectacle, c’était dimanche dernier.

Scène 5.

Micro-trottoir à la sortie du spectacle.

Journaliste : Madame Mieszcoski, vous êtes la maman de Patrice, vous choisissez de le suivre dans ses tournées, qu’avez-vous pensé du spectacle ?

La mère : C’est ma plus grande fierté, il est tellement talentueux. Patrice ne doit rien aux autres, il s’est construit tout seul.

Journaliste : Votre second fils, Patrick, écrit lui aussi…

La mère : Oui, si on veut, avec moins de conviction peut-être.

Journaliste : Vous voulez dire que Patrice a réussi là où Patrick a échoué ? (La mère détourne la tête). Et selon vous, qu’est-ce qui a été le plus déterminant dans la carrière de Patrice ?

La mère : Le talent (rires).

Scène 6.

La mère fait profil bas, Patrick fixe l’écran. La mère éteint la télévision.

Vos écoles y z’y arrivent pas.

La gosse c’est une mongole elle est pas normale. Elle est pas normale. Euh elle parle pas comme les autes gosses à son âge par exemple elle parle pas comme ses frères y parlent. Le grand le Jason il a parlé vite tout suite il a dit maman papa caca. Mais la ptite elle elle parle toujours pas comme si qu’elle avait queque chose qui allait pas dans la tête : la maîtresse à l’école elle nous l’a dit tout suite elle a dit Jessica elle a un problème. Au début on s’est dit peut-ête que ça va venir, des fois c’est long ça vient pas pace que ça veut pas pis après ça vient quoi.

J’me rappelle quand elle était ptite elle voulait jamais parler pour de vrai elle poussait des cris plutôt. On y disait t’es un ptit singe toi elle criait pour montrer qué voulait queque chose elle piquait une crise et comme on savait pas des fois qu’elle attendait longtemps j’y donnais ce qué voulait pace que j’me disais la gosse elle a faim ou bien là ça pue elle a dû chier dans sa couche alors j’y changeais le cul mais sinon on aurait pas su comme elle poussait que des cris. A deux ans elle pouvait pas dire maman et pis maintenant qu’elle a sept ans c’est vrai qu’on comprend pas beaucoup pus. Elle dit rien elle baragouine… bah du coup les autes gosses y comprennent pas non pus ce qué veut des fois. Elle dit la ouatu la ouatu mama la ouatu alors je r’garde dans le même sens qu’elle là j’vois la woiture c’est son père qui rente, maintenant on comprend mieux deux trois mots comme ça mais faut faire un sacré effort.

Jessica monte z’y comment que tu parles un peu… V’voyez qu’on la comprend pas. Jessica t’as fait quoi après l’école ? Euh à yécole ?… à yécole des palé acri… mépa qu’on pri à ché. Eté i touseul… Euh… yavé Dézone. Tu veux pas parler mieux là Jessica c’est pour l’assistante là que tu parles fais un effort merde. Euh… rien. Arrête de remuer la tête comme ça dis queque chose va. Non ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on en tire nous de la gamine-là elle fait rien pour que ça aille mieux hein, allez dégage tu m’énerves. On a été voir des pécialistes que la maîtresse elle nous a dit mais ça change rien du tout elle est toujours comme ça que j’crois bien même que ça va jamais changer. Oui un orthophonisse. Elle retint rien à l’école y faut tout lui répéter elle a des mauvaises notes… Qu’est-ce qu’on va en faire de la jeune-là ? Vous imaginez si mes autes gosses y seraient pareils ? Elle est tellement woinwoin que ces frères y disent comment que je m’appelle ? Si c’est Jason elle dit Jason après Bryan qui li demande elle dit Jason si c’est Andy elle dit Bryan euh Bryan comme si elle avait un pète dans le casque enfin comme si elle les confond quoi et les grands y se foutent de sa gueule vous pensez bien mais moi quand j’vois ça j’y dis arrête ! Tu connais le nom de tes frères quand même ! J’ai l’impression qué s’fout d’nous des fois j’vous jure que j’en peux pus moi d’la gamine-là j’sais pus quoi faire j’en peux pus. Pis elle s’intéresse rien y a rien à faire j’la mets devant la télé j’me dis ça va la faire réfléchir elle va apprende des mots mais y a rien qui rente rien ! Oh pis voilà que j’chiale moi, j’ai l’air maline.

Y a des écoles péciales pour les enfants comme elle vous dites mais j’vais pas donner ma gosse aux fous moi ! C’est bon on a assez d’emmerdes comme ça vous allez pas en rajouter. Vous savez ce que c’est vous d’élever quate gosses ? Ma p’tite elle est à nous j’veux pas vous la donner. Si c’est ce que vous dites ! Si c’est ce que vous dites ! Comment ça c’est pas pareil ? Pace que vous croyez qui vont la guérir ma gosse ? Y z’avaient promis déjà les pécialistes qu’elle avait dit la maîtresse ça a rien changé la Jessica elle est pareille qu’avant j’vois pas pourquoi que vos écoles à vous ça serait différent. Y z’y ont fait voir des images après y z’y disent c’est quoi et la p’tite elle répond mais toujours à côté. Y z’y ont fait plein de tes’s comme ça. Continuer ? Pourquoi faire ça sert à rien ? Pis si elle est dans vote école comment qué nous verra ? Toute façon pour ce qui z’apprennent à l’école c’est pas grave les p’tits y dessinent et y collent des gommettes ça sert à quoi ? Elle a qu’à que rester avec moi j’y apprendrai à parler moi pisque vos écoles y z’y arrivent pas.

Ma mère était une salope aux longs cheveux noirs

Ma mère était une salope aux longs cheveux noirs qui coulaient sur ses épaules comme deux jets d’une même fontaine. Elle a pris si peu le temps de nous border le soir que c’est impossible pour moi de penser à l’enfance en l’imaginant auprès de l’un de nous. Jamais une comptine, jamais une histoire, rien, rien que la voix rauque qui crachait sa fumée dans un nuage obscur. Elle nous envoyait au lit depuis le canapé en répétant toujours les mêmes mots : dégagez les morveux, débarrassez-moi le plancher. Au lit, j’ai dit ! C’était ces mots doux à elle. Dorian me ramassait et me traînait par le bras jusqu’à mon lit, et je disais bonne nuit dans ma barbe, en m’arrachant du film qu’on regardait et qu’elle allait regarder jusqu’au bout. Dans notre chambre, mon frère dormait dans le lit du dessus, il se hissait jusque là après que je m’étais cachée sous la couverture poussiéreuse qui m’a longtemps servi de tombe.

Je rêvais les mêmes rêves toutes les nuits, je jouais seule devant un miroir en interférant tour à tour les personnages de mon imagination. Il n’y avait pas l’épaisse odeur de l’haleine de ma mère, il n’y avait pas ses dents jaunes à la commissure de ses lèvres ni ses yeux gris-vert pointés sur moi. La cigarette et les pipes la gâtaient.

J’ai passé une nuit longue et agitée des années durant, à me réveiller la tête au pied du lit et le cul baignant dans ma pisse. Dorian m’engueulait et je filais rincer les draps dans le lavabo. C’était encore un de ces éviers bruns des années 70 avec un bouchon en plastique qui avait disparu. Je prenais un gobelet retourné en guise de bouchon, mais ça n’était pas très étanche. Je devais éviter de réveiller ma mère qui avait sa chambre à côté de la salle de bains. J’étendais le linge dans ma chambre, je retournais le matelas, et j’arrivais à l’école en retard. Parfois, ma mère sortait avec un de ces péquenauds qu’elle avait trouvé dans un bal ou au bar, et je me prenais une torgnole par ce balourd que je ne connaissais pas la veille et qui se prenait déjà pour mon père. Ma mère s’occupait des finitions comme elle disait, et j’en reprenais pour mon grade.

Parfois dans mes rêves, j’entendais comme le grésillement d’une télévision et je ne voyais plus que de la neige blanche sur fond noir qui tombait, tombait. J’aimais bien ces rêves.

Comme ça me plaisait aussi, à cette époque, de ne rien faire ! Parfois je m’enfermais des heures dans ma chambre. Il n’y avait pas de clef mais personne ne songeait à venir me chercher ici. Je me roulais dans les couettes comme un gros boudin au bout du lit, et si quelqu’un était passé, il se serait dit tiens, ces gosses ont une drôle de façon de refaire leur lit. Le collège appelait alors à la maison : ma mère pensait que je faisais l’école buissonnière, mais elle s’en foutait pas mal. Et puis c’était rare qu’elle réponde au téléphone. L’important, c’était que le balai soit passé, un coup de serpillière, une gamelle de pâtes sur la table, le reste n’avait pas beaucoup d’importance. Celui de Dorian ou de moi qui faisait à manger était celui qui avait le plus de choses à se reprocher. Pour des bagatelles, mon frère prenait l’ascendant sur moi. Il avait un instinct pour m’escroquer.

C’est comme ça qu’un jour, j’ai volé à ma mère deux cents francs dans sa commode et que mon frère l’a appris. Il finissait toujours par tout savoir. J’ai partagé mon butin pour qu’il garde le silence, mais il me faisait chanter et j’étais corvéable à merci. Moi, je voulais juste m’acheter des trucs à manger, des bonbons, des glaces, et peut-être bien un jouet qui consistait en un chien mécanique qui n’était pas fourni avec les piles. Ma mère avait accusé le mec qui l’avait quitté la veille de lui avoir volé l’argent, de ce coté-là j’ai été tranquille pendant un bon moment. Je cachais mon automate, Croquette, sous les escaliers extérieurs. Je lui disais plein de choses, à mon chien, je lui racontais ma journée, je lui disais mes inquiétudes, je le montais contre mon frère. Et ça me faisait du bien, quand j’y repense, de lui dire tout ça, de vider un peu mon sac comme on dit. Mais quelques semaines plus tard, un petit laideron du quartier m’a vue jouer avec lui, et, comme par hasard, je ne l’ai plus retrouvé la fois d’après, quand j’ai voulu le chercher. Elle s’appelait Jessica. Elle faisait partie des gamins qui nous insultaient mon frère et moi quand on passait dans la rue.

Je n’ai jamais été du genre à trop me résigner. Et j’ai bien essayé de le récupérer, Croquette, mais Jessica Boldoni était une fille plus grande que moi, ce qui ne m’aurait pas dérangée si j’avais dû me battre contre elle, mais elle pleurait tout le temps dans les jupes de sa mère. Pour un oui ou pour un non, Jessica Boldoni allait raconter des mensonges à sa vieille et celle-ci ameutait tout le quartier. Je ne voulais pas que sa mère aille voir la mienne. J’avais déjà prévu la scène : j’aurais eu tort devant les Boldoni parce que ma mère m’aurait demandé où j’avais eu ce jouet, et j’aurais dû avouer que c’était à Jessica, puisqu’elle pouvait s’acheter ce qu’elle voulait. Il aurait mieux valu que je vole le chien à cette fille qu’à ma mère, mais dans le meilleur des cas, vue ma situation, il valait mieux que je me fasse une raison et que je renonce à Croquette. Je lui ai donc confectionné une tombe avec deux bouts de bois que j’ai cloués ensemble pour faire une croix, et j’ai enterré une boîte à chaussures vide dans le jardin du voisin, parce qu’on n’avait pas de jardin, nous. Monsieur Benaoui n’a rien dit, c’était un très vieux monsieur, mais au bout de quelques jours il a enlevé la croix qu’il a jetée par dessus le grillage, devant notre maison.

Parfois Dorian et moi, on jouait ensemble à espionner le vieux Benaoui. C’était un vieil Arabe qui reluquait beaucoup les femmes qui passaient devant chez lui, et même qui des fois les sifflait pour qu’elles se retournent. Ça marchait presque à tous les coups : des fois, il se faisait engueuler, des fois, surtout quand c’était ma mère, elles lui souriaient. Malheureusement pour nous, parce que ce sont des choses qui ne font jamais plaisir, on a surpris ma mère chez lui pendant qu’on jouait. On pouvait voir beaucoup de choses depuis la lucarne de notre grenier, y compris assez de choses qui se passaient dans la chambre du vieux. Je ne sais pas combien il payait, mais quand ma mère nous a vus, elle a fait une tête terrible, ses longs cheveux en désordre se sont dressés sur son crâne et elle nous a mis une sacrée raclée quand elle est rentrée. Il fallait bien que notre pauvre mère travaille, lui a dit Dorian, et ma mère lui a griffé le visage en le claquant bien comme il faut. Je suis pas une pute, petit enfoiré, raclure ! Et elle a tambouriné sur le corps de mon frère qui aurait pu se défendre mais qui ne voulait pas taper sur sa maman. Et toi, petite salope, dégage de là, t’es bonne qu’à rester là à regarder tout ce qui se passe, mais occupe-toi plutôt de ton cul, va dans ta chambre !

Le soir, ma mère est sortie et on n’a mangé que tous les deux. Quand ça arrivait, Dorian et moi étions contents : on mangeait des gâteaux et on buvait des laits fraise en regardant la télé. Quand ma mère est rentrée, on dormait depuis longtemps sur le canapé, elle n’a pas éteint l’écran, elle a filé dans sa chambre et on ne l’a pas revue avant le lendemain soir.

Je n’ai jamais compris pourquoi ma mère avait couché avec l’ancêtre Benaoui, il me paraissait si répugnant ! Il lui manquait des dents, son nez était énorme et il n’avait plus de cheveux depuis longtemps. Je ne l’ai jamais entendu dire de bien de qui que ce soit, ni de mal d’ailleurs, il se contentait de faire des allusions ou carrément des propositions indécentes, mais c’est vrai que ma mère ne savait pas ce qu’était que la décence. En revanche, une fois je l’ai vue pleurer, et je lui ai demandé pourquoi, elle m’a demandé de partir. Je me suis dit qu’elle avait peut-être un cœur aussi.

Quand Croquette est mort, j’ai décidé de reprendre un chien qu’on ne pourrait pas me voler, et j’ai eu Krokett, sa version imaginaire. J’ai beaucoup joué avec lui, on allait faire des promenades le long de la voie ferrée, et quand un train passait, Krok obéissait toujours, il ne s’est jamais fait écraser. J’étais très fière de lui, surtout parce qu’il a été propre tout de suite et qu’il l’est resté, pas comme le chien des Garcin, des gens qui habitaient un peu plus haut que chez nous, et qui pissait sur toutes les maisons en faisant enrager tout le monde. Krok était mon confident, et avec lui, pas de risque de chantage. La seule fois où j’ai regretté de lui avoir dit un secret, c’était quand Dorian m’a surprise avec lui. Il me guettait depuis le trou de la serrure, il avait décidé d’être méchant. J’ai dû nier l’existence de mon chien, mais c’était trop tard, le mal était fait. Mon frère a recommencé son chantage et j’ai dû faire la vaisselle pendant plusieurs semaines sans moufeter. Impossible de parler avec lui, il était programmé pour être maître-chanteur.

Quelle cruauté, chez ce petit gringalet prétentieux ! Il semblait avoir envie de me pourrir la vie jusqu’au bout, en exhibant tout ce qui m’appartenait, tout ce qui était le plus intime pour moi. La vérité qu’il brandissait devant moi, avec laquelle il me menaçait comme si ça avait été le signe de la honte, c’était l’amour que j’avais pour un camarade de classe, Jonathan, un garçon dont la Boldoni était amoureuse elle aussi. Depuis le vol de mon fidèle compagnon, j’éprouvais une telle haine contre celle-là, que si j’en avais eu l’occasion, je l’aurais tuée à la force de mes mains. Comment est-ce que j’aurais pu ne pas voir qu’ils sortaient ensemble ? Nous étions tous les trois dans la même classe, et impossible pour moi de ne pas remarquer qu’ils étaient inséparables : ils s’attendaient pour faire le chemin ensemble, ils s’invitaient l’un chez l’autre, ils étaient toujours en train de se raconter quelque chose…

Je me souviendrai toujours de la première fois où je suis tombée amoureuse de ce garçon à qui je n’aurai jamais parlé. J’aurais pu m’ennuyer à mourir à ma table d’écolière. C’était la rentrée des vacances de Pâques, et nous étions en cours de musique. Un surveillant est entré au milieu du cours avec à sa gauche un nouvel élève de douze ans, vêtu d’un survêtement de sport rouge. Ses chaussettes remontaient sur son pantalon, sa taille était fine, ses cheveux étaient blonds relevés en une mèche figée dans une épaisse pâte à coiffer. Il découvrait la classe avec des yeux impressionnés et mon cœur a fondu comme neige au soleil. Je ne l’ai plus quitté des yeux, je l’ai dévisagé, j’ai imprimé son visage dans mon cœur trop petit pour contenir autant d’amour. À partir de ce moment-là, j’ai eu de bonnes raisons d’oublier ma mère. Je pensais à mes petites histoires, je vivais encore plus dans ma rêverie permanente : je voyais des Jonathan partout, dès qu’un garçon avait le même survêtement que lui, je croyais le voir, mon cœur se serrait et je me sentais toute heureuse, mais quand c’était vraiment lui, je me sentais au comble du désespoir, car il n’avait jamais levé les yeux sur moi, il avait trop à faire avec J. B.

Ce que je voudrais dire encore, c’est que les courts séjours chez mon père, un week-end sur deux, avaient jusque là sonné comme des trêves, mon père ayant moins le goût de la torture que ma mère. Il ne s’occupait pas de moi, je faisais ma vie comme une grande. Je faisais toujours autant le ménage, je faisais à manger et j’appelais mon père quand c’était cuit, quand on avait fini le repas je débarrassais et je pouvais retourner tranquillement dans ma chambre. Mieux, quand il avait une cocotte, parfois, elle avait un peu de pitié pour moi alors elle faisait tout à ma place. Je me moquais bien de ce qu’elle pensait, tout ce qui m’intéressait, c’était qu’elle me dégage du temps pour rêvasser. Mais à partir du moment où Jonathan est devenu mon unique centre d’intérêt, je n’ai plus du tout eu envie d’aller chez mon père, car il m’ôtait toute possibilité de mourir d’amour à la croisée de la rue Saint-Ménard et de la rue de la mairie, où donnait ma chambre. Je ne sais pas si j’étais plus gentille ou plus méchante, je crois que j’étais juste plus absente, barricadée dans ma tête à mille lieues de tout ce bourbier. Quand j’y repense, j’aurais mieux fait de zieuter Dorian comme il le faisait avec moi, j’aurais peut-être remarqué que quelque chose avait changé chez lui aussi, qu’il s’était trouvé une pouf comme mon père. Je savais bien qu’il sautait la voisine du dessous, qui avait bien dix-sept ans à l’époque, mais ça tout le monde le savait, et je n’avais pas de quoi le faire chanter.

Pourquoi est-ce que ça me gênait tant qu’il sache pour Jonathan et moi ? Parce qu’il n’y avait pas de Jonathan et moi. Après tout, je n’avais rien à me reprocher, je n’avais même jamais adressé la parole à ce garçon. Mais ma mère m’avait tellement mise en garde contre eux, parce que c’étaient tous les mêmes, en me racontant ses avortements et la misère d’élever deux gosses bons à rien qui lui coûtaient le peu qu’elle avait, que je ressentais comme une honte immense à l’idée de finir comme elle. Je ne voulais pas qu’elle m’en veuille, je ne voulais pas qu’elle voie en moi une ratée encore plus ratée que je ne l’étais. Alors je m’arrangeais pour tout lui dire, tout lui raconter, dès que j’allais faire un tour, le long de la voie ferrée ou derrière l’étang de la Brocadelle, si j’allais taper quelque bout de bois contre le mur du hangar de la ville, si je voulais faire sauter le chien des Garcin de l’autre côté du portail et jouer une heure avec lui. Ma mère me disait mais pourquoi tu me racontes tout ça, Anabella, tu veux pas que je vienne avec toi non plus ? Et elle me chassait, mais au moins elle savait où j’allais. À force que je lui dise, un de ces quatre, elle a pris mon frère à part et elle lui a demandé de me suivre. J’étais sûre de mon coup, sûre que je faisais bien ce que je disais que je faisais.

Ce jour-là je suis allée faire des bouquets de fleurs à la sortie de la ville, le long de la rivière, parce que c’était le printemps et il y avait plein de branches d’arbre toutes couvertes de petites fleurs blanches qui faisaient comme des confettis dans l’atmosphère cotonneuse. Je me suis amusée à faire un énorme bouquet que j’avais du mal à tenir, parce que je ne voyais plus où je mettais les pieds. Quand j’ai eu fini et que je me suis dit que j’en avais assez, je me suis bien demandé ce que j’en ferais. Mon frère était planqué derrière un pont, il n’était pas assez discret pour ne pas se faire remarquer. Mais je m’en fichais, je savais que je ne faisais pas de mal, que je n’avais rien à me reprocher. J’ai tenu mon bouquet comme ça jusqu’à être assez avancée dans la ville, et puis comme je suis passée devant le cimetière, je me suis dit tiens, il y a peut-être un mort à qui ça ferait plaisir un bouquet de fleurs.

Je suis rentrée par le grand portail, il y avait de vieux bidons de lessive que les gens utilisaient pour laver les tombes ou s’en servir comme arrosoir ; et j’ai marché au milieu des tombes dont les noms m’étaient tous inconnus, et j’ai cherché la tombe la plus moche, celle qui n’avait pas un pot, pas une plaque, même pas une vraie tombe. J’ai trouvé une croix en béton pleine de mousse qui avait l’air très vieille, c’était juste une motte de terre avec de mauvaises herbes dessus. J’ai posé le bouquet par terre, j’ai repensé à Croquette, mon pauvre Croquette, volé presque entre les mains de sa maîtresse. J’aurais bien aimé écrire son nom à la place de celui qui y était, mais je n’avais pas de quoi. J’ai seulement dit une messe en mémoire de mon défunt chien, en glorifiant sa fidélité et son courage d’avoir été vaincu entre les mains de l’ennemi, et je me suis signée à peu près comme on doit, même si je n’avais pas pu beaucoup m’entraîner à ce genre de chose. Alors mon brave Krokett et moi on s’est assis et on a baissé la tête, comme ça, devant le tas de terre moche, et on n’osait pas penser au vieux Benaoui qui avait profané la tombe de mon chien dans son jardin.

Quand je suis rentrée à la maison, Dorian a fait semblant de me rattraper, il m’a demandé comment j’allais et ce que j’avais fait. Je lui ait dit qu’il le savait bien, alors il s’est tu. Mais quand on est arrivés et que ma mère a levé son sale cul du canapé, elle m’a demandé de foutre le camp dans ma chambre et je suis restée assise dans l’escalier pour entendre ce qu’elle disait à mon frère. Il lui a dit que j’avais passé l’après-midi avec Jonathan Bousantier, qu’on avait fricoté toute l’après-midi ensemble et qu’il m’avait invitée à rentrer dans la maison, qu’à partir de là, il ne savait pas trop ce que j’avais fait, mais qu’il attendait dehors. Il a dit que quand il m’avait vue sortir, j’étais toute rouge et que je tirais mes nippes comme si je venais de me rhabiller. Ma mère a bondi dans l’escalier et elle m’a collé au moins vingt baffes dans la figure. Et j’avais beau hurler, elle continuait en m’insultant de pute, de saloperie, de traînée, va manger tes morts, va manger tes morts, sale garce, elle ne disait que ça, que ces mots dont elle n’arrivait pas à s’extraire, et elle continuait à me tabasser dans l’escalier. Je me suis évanouie et quand je me suis réveillée, j’étais allongée dans l’escalier, il n’y avait plus personne autour de moi.

Je ne sais pas pourquoi Dorian a fait ça, peut-être qu’il voulait juste savoir ce que ça ferait si ma mère se voyait à travers sa fille, comme si elle avait pu se punir toute seule de ce qu’elle faisait. Ma mère n’est jamais revenue sur l’histoire. Elle est retournée sur son canapé, à moitié couchée, en buvant du café à tire-larigot. Puis un jour elle est morte, comme ça, sur le canapé où elle était le plus clair de son temps. Elle a bouffé une boîte de pilules, comme dans les films, et je me suis dit que ça n’avait servi à rien de lui en vouloir, ni de lui faire la morale sur moi. Je me suis dit qu’elle-même n’avait servi à rien, qu’elle aurait pu ne pas exister, ne pas faire de gosses, que ça aurait été mieux pour tout le monde. J’avais treize ans, Dorian quinze. Dans l’église il n’y avait presque personne, et Dorian et moi n’avons pas pleuré. Je n’ai jamais plus pissé au lit.

 

 

Épilogue d’un roman inachevé

Mon manuscrit dans les mains, je relisais des passages silencieusement, parfois à voix haute, et j’écoutais la mélodie des mots comme une aube neuve. La face ahurie du monde, de mon monde, était là, et je ne savais que faire de ces entrelacs de griffes et de caresses. Mon désir d’écrire, puis ma bascule, qu’avaient-ils été ? J’avais plongé dans le cœur de mon existence afin d’en extirper une solution, et j’en étais sortie avec un tas de questions insolubles : tout s’était liquéfié dans un perpétuel silence à la constante interrogation qui avait creusé mon crâne, et pourtant, tout me semblait d’une limpidité encore inconnue quelques mois auparavant, à moins que, sous l’apparente immobilité des choses (et de ma mentalité en particulier), les choses eussent commencé bien avant à prendre un autre tour, à soulever une vaste rumeur qui avait fait tomber les branches cassées de mon immaturité cristallisée. À mesure que je lisais, je ne voyais plus les mots, je ne sentais plus qu’un vaste regard surplombant mon œuvre, un œil rassurant qui lisait mieux que le mien, car il distinguait dans l’obscurité confuse de mon verbiage, un motif bien plus fort, bien plus important, une cause qui se dégageait et justifiait ce que j’avais fait. Était-ce pour ainsi dire une théorie de plus sur l’autel de la littérature ? Un ramassis de signes pour ériger l’homme avant son œuvre ? C’était bien plutôt un halo de lumière qui se faisait sur mon expérience, qui éclairait les détails insignifiants de ma vie d’auteure, qui reliait aux fulgurances que j’avais déjà eues, la crayeuse matière à laquelle il se confondait et qu’il solidifiait, qui, de l’incertain serpentin, confectionnait un tout, beau, robuste. Ce n’était pas à proprement parler une sublimation de moi-même, certainement pas, c’était plutôt l’extraction de mon expression profonde, de mon langage pour dire le monde, limpide, dépouillé du pus de la peur de l’échec, apories que j’avais purgées non en domestiquant mon activité littéraire, domestication qui avait vite tourné à une forme de dictature du langage scolaire, qui avait fait de mes ébauches de roman des parodies de styles empruntés, mais en transfusant dans la vie romanesque ma vie de poétesse.

Car il y avait là quelque chose de pourtant évident dans la poésie, dont je ne m’étais peut-être jamais tant rendue compte quoique je le susse depuis longtemps : la poésie était le monde sacré, était le lien indéfectible entre l’existence pure du monde et l’existence pure de soi. Les cantiques chrétiens, les vers dorés, les dithyrambes dionysiaques, les adorables de Zoroastre, ont tous en commun non de louer quoi que ce soit si ce n’est Dieu, mais de répondre aux trois questions éternelles : qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Inaltérables interrogations que posait et auxquelles répondait la religion, progressivement évacuée des sociétés occidentales, mais que continue de poser et auxquelles continue de répondre la poésie, sa digne légataire, et plus généralement, la littérature, quand elle construit à son tour un monde, dont elle ne réduit pas la part de mystère à une conclusion toute faite, mais quand elle la fait jaillir, quand elle en montre la splendeur et qu’elle ne fait pas de la fascination qu’elle exerce sur nous une simple curiosité d’intrigue.

Il y avait là un apparent paradoxe qui pourrait peut-être être levé, du moins me le figurais-je : la poésie posait trois questions pour interroger l’ordre du monde, mais elle y répondait par le silence, comme si l’absence de réponse était la seule réponse possible, car à l’interrogation du monde rien de la poésie, ou de la poétique, ne pouvait donner une solution, c’eût été confiner dans un système clos l’extraordinaire instabilité de l’humain, et au-delà de l’humain, l’instabilité du monde tel qu’on peut le comprendre. Mais la poésie peut faire résonner le silence sacré du monde dans sa langue, extraire la vibration du monde et la donner à entendre, à la sentir intérieurement, à en saisir le cristal sans le toucher pourtant. C’était, pour moi au moins, la seule façon de percevoir l’existence, dans son instable éternité. Comme si à la nature conditionnante répondait son possible effritement, comme si à la pure intention, à la volonté, répondait un sursaut de vide, l’absence de volonté, comme si au langage qui dit « je suis » Rimbaud répondait encore « un autre », dédoublant l’essence même du poète, homme et voyant par sa langue, sa langue mystérieuse, de telle manière que la vision qu’on se fait de toute chose est sans cesse anéantie par le sacré, cette instance outre nous qui répète le même et en même temps l’autre et nous invite à sentir son mystère. Mystère, tel est en effet le seul mot que je pusse employer : mystère comme une révélation de l’ordre du divin, qu’on ne puisse communiquer qu’à travers des rites d’initiés, et dont les profanes ne peuvent percevoir que de lointains effets, une beauté toute cerclée de secret. Le mystère de la littérature s’exprime dans le rite de la vie elle-même, par la répétition du mythe originel et fondateur qui dit l’instabilité du pérenne, comme une lumière vacillante qui ne s’éteint jamais et fait envisager l’obscurité à chaque vibration. La littérature dit la vie, la poésie en procède, exprime le miracle de l’existence, l’absence de repères comme seul repère. Mais la littérature n’est pas tout et la vie n’est la littérature que dans la mesure où la vie engendre la littérature. À son tour, la littérature imite la vie, elles sont perméables l’une à l’autre, là où la littérature n’est que le moyen, que le rite qui permet d’atteindre le mystère, au même titre que n’importe quel autre rite, la méditation, la prière, tout ce qui peut aiguiser la conscience et anéantir la raison, la vie est le but, la matrice, le tout.

Et plus encore dans ce constat que je faisais, il me fallait admirer le paroxysme de l’art : ce n’était pas seulement que l’art imitait la vie, il ne pouvait y avoir qu’un simple rapport d’imitation dans cette tension constante entre art et vie, mais une fusion toute effroyable entre l’un et l’autre, dès que l’art s’approchait de la vie ; c’était, non loin de la folie, tout mon être qui s’était plié à la ritualisation poétique, à tel point que je ne connaissais plus mon nom, oubliais si j’étais Claude ou Chloé, si j’étais l’empereur romain ou une humble bergère, si je dirigeais des moutons ou un peuple de brebis, un vaste peuple servile et rebelle à la fois, ou un néant sans commune mesure, le néant plein de loups qu’est l’imagination. Mes personnages, ne m’étais-je pas pliée à leur souveraineté toute puissante en ayant crû avoir moi-même toute emprise sur eux ? Je les avais accouchés pour mieux qu’ils me fécondent. Et n’avais-je pas, à l’instar de mes fantoches tyrans, répondu à des lois si rigides pour procéder à la création livresque, que le moindre écart aux règles de la littérature eût été non seulement impossible, mais même hors de l’imagination elle-même, tout au plus eût-ce été un vague désir dont l’objet même n’eût pas pu être dessiné ? Le rituel était là, dans l’horlogerie de la création, dans les rouages intransigeants de la mécanique poétique, et le supplanter eût été comme annihiler le deus litterarum lui-même, lui, son œuvre, mon propre dessein. Les rites ne variaient pas, ils nous amenaient à recommencer éternellement l’œuvre première, la vie elle-même, son mystère sans cesse rejoué, le supplanter donc, n’était pas créer une autre littérature, mais autre chose que de la littérature, les manœuvres étaient nulles.

Je courus dans la salle de bains pour trouver un miroir : je ne pouvais plus m’y reconnaître, mes traits étaient comme altérés par mon ivresse. Ce n’était plus un visage, c’en étaient cent, mille, un incroyable palimpseste sur lequel je ne lisais plus rien, un ensemble de hiéroglyphes ébranlés qui ne communiquait plus que l’inconstance de mon état, de ma pensée, de ma condition. Où étaient mes yeux ? Ma bouche ? Je voulais toucher mon visage, palper ce qui avait disparu, mais mes bras eux-mêmes étaient devenus sans couleur, sans matière, sans forme, seulement deux taches flottantes. Des larmes brûlantes bouillaient en moi, mais je n’avais plus d’yeux pour pleurer, qu’une angoisse tombée au fond d’un puits sans fond. Progressivement, le miroir lui-même ne refléta plus rien, devint un carré blanc sur lequel rien ne se distingua plus, que de petites taches noires, menues pattes de mouche. Mais comment voyais-je cela, sans mes yeux ? Que pouvait-être la perception du monde, si monde il y avait encore, sans organe pour y parvenir ? Je n’avais désormais plus de corps, une limpidité pourtant avait contesté mon angoisse, un miracle pâle : j’étais moi-même l’espace d’un verbe, une succession de signes, de mots, de néant enfin.

 

Vie de Léopold de Taillefer

nouvelle

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Le comte Léopold de Taillefer a laissé très peu d’indications sur son existence. A peine sait-on qu’il était un parent éloigné de la maison des Matfried qui régna sur une partie de la Lotharingie au IXe siècle. Parmi les rares mentions de son nom, on trouve dans les archives de la ville de Metz une biographie de la lignée du comte Gérard qui fait état de son existence et du règne qu’il exerça sur une partie des pays ripuaires. Bien que son nom fasse si peu de cas d’étude, Léopold mériterait bien qu’on renouvelle l’intérêt des historiens, non pour la gestion de son territoire, car il ne s’est guère mêlé aux faits d’armes que le moyen-âge exalte dans les chansons de geste, mais pour son caractère singulier qui inspira la crainte à tout son royaume.

Léopold était marié à une certaine Ingeltrud, jeune cousine d’Ingeltrud fille de Louis le Pieux. Il eut d’elle neuf enfants, quatre fils et cinq filles, dont deux moururent en bas âge. De cela, les historiens sont à peu près sûrs, et nous pouvons en effet observer l’évolution de sa descendance qui s’éteignit au XIIIe siècle avec le dernier descendant direct de Léopold, Wilfried Ier. Cependant, fait plus isolé, un philologue à peu près inconnu retrouva aux alentours de la moitié du XIXe siècle, dans un des châteaux du Bigdau, la relation des exécutions publiques sous son règne. C’est cette relation, fort complète, qui attira mon attention, car elle alimenta pendant plusieurs années mes réflexions, et, à travers une intense étude de cette relation qui se recoupait avec des témoignages divers, notamment quelques lettres que Léopold écrivit lui-même et qui sont conservées aux fonds d’études médiévales de Mayence, je pus brosser les traits de ce seigneur.

Élevé dans la foi catholique sans avoir succombé au fanatisme, Léopold avait reçu une éducation sévère qui renforça son naturel autoritaire et grave. Un portrait de lui existe : les cheveux jusqu’aux épaules, légèrement ondulés et la barbe assez longue également, lui confèrent une certaine sagesse, mais cette apparente sérénité est contrariée par l’arête saillante de son nez droit, par sa lèvre fine et ses yeux un peu froncés, comme méditant quelque affaire qui l’eût préoccupé. Plutôt bel homme en somme, mais dont la beauté est troublée par un esprit bouillonnant. Ses proches parents et ses gens vivaient dans une complète soumission à ses ordres et à sa volonté. Dès qu’il eut l’âge de régner, toute sa province éprouva ce tempérament qui allait s’endurcir avec le temps. Léopold tint visiblement à gérer les affaires de justice, en délégant le moins possible aux seigneurs de ses terres les cas les plus divers. L’appréciation des requêtes variait sans commune mesure dans l’intransigeance la plus totale. Dès les premières années de son règne, on l’accusa d’être un tyran. Je crois plutôt qu’il fut un homme parfaitement incompris par ses pairs.

La première exécution qu’il prononça arriva tôt dans sa carrière : il n’y avait pas un mois que Léopold jouissait de ses pouvoirs. Le malheureux forçat était un paysan d’un village environnant, condamné à la pendaison pour ne pas avoir salué la livrée du roi. Il laissa une femme et treize enfants dont nous ne pouvons imaginer le destin. Quelques mois plus tard, on trouve la mention d’une autre mise à mort : celle d’un charron nommé Chrétien, condamné à mort pour une histoire fort improbable. Il aurait en effet conquis la femme d’un petit baron pendant la fête de la Saint-Jean et à laquelle aurait assisté ladite baronne. Difficile à croire qu’une telle femme se fût rendue à une fête villageoise et paysanne, mais l’affaire est ainsi mentionnée. Ce n’est pas pour cela qu’on le tua. Car voilà que ce fut d’abord le Sieur Hubert von Leitz qui traita ce procès, et celui-ci allait exiger une amende du charron et son exil, quand Léopold lui succéda dans sa fonction. L’accusé fut condamné à l’écartèlement. On trouve une série de païens condamnés pour leur manquement à l’Église, tous voués au bûcher. La peine de mort sous Léopold ne manquait pas de quelques variations. Rien de bien étonnant, sans doute, que ces mises à mort. Effectivement, celles-ci ne sont guère attractives, si ce n’est l’histoire de cocuage dont le manque de détails confère peu de croustillant à la lecture. Aussi, pour une seule année, le nombre de mises à mort approcha la centaine.

Un conseiller de Léopold, nommé Ulrich de Prüm, a tenté de jouer un rôle afin de tempérer le goût du sang propre à son souverain. Il sortit en effet de ses tiroirs le vieil édit de Clovis qui préférait la rétribution pécuniaire à la peine de mort. La vertu de la loi salique n’eut aucun effet sur Léopold. Ulrich proposa alors la délégation du jugement aux suzerains du pays, affirmant par là que Léopold eût plus de temps pour régler ses affaires politiques. Léopold n’en fit rien non plus. Le conseiller en dernier recours, appela à son argumentation plusieurs conciles qui s’étaient réunis et qui déconseillaient la peine capitale, au motif que celle-ci empêchait les coupables d’une possible rédemption. Léopold commença à s’impatienter et fit écarter du pouvoir cet Ulrich si importun.

Les choses reprirent donc leur cours habituel, à la différence près qu’on changea de greffier, comme en attestent les documents que nous possédons. Grand bien nous fasse, car celui-ci fut bien plus méticuleux et nous donne beaucoup plus de détails sur la tournure des événements. Toute une vie à brûler, pendre, échauder ou écarteler anima le cœur du seigneur. La minutie que le greffier mit à sa tâche nous montre implacablement que Léopold fut profondément injuste : une femme ici, nommée Magdalena, fut condamnée au bûcher pour un crucifix qu’elle avait accrochée à l’envers dans sa chaumière. La pauvre était presque aveugle, au dire de ses proches, mais rien ne lui valut la vie sauve. Là, un domestique de la maison Taillefer elle-même, fut pendu pour avoir servi de la viande rance, ce qu’il démentit jusqu’à ce que la corde l’en empêchât. Mais pire encore, c’est une de ses maîtresses qu’il fit exécuter, non parce qu’elle ne l’aurait plus aimé, mais parce qu’elle lui aurait fait des remarques indécentes sur certains de ses traits physiques. Évidemment, l’affaire ne fut révélée que dans une correspondance soigneusement close et le greffier se contenta de noter un crime de lèse-majesté.

Cela ne serait que tyrannie aveugle sans l’éclaircissement que je trouvai dans les petits papiers fort précieux de la bibliothèque d’archives. Il s’agit d’une lettre que Léopold écrivit à la fin de sa vie (il allait mourir deux mois plus tard) à sa dernière maîtresse. Nous ne savons rien de cette femme, mais quelle femme ce devait être pour qu’elle méritât un tel traitement de faveur ! Le raconter moi-même ferait perdre la saveur étonnante que j’y trouvai à ma découverte. Je me contente donc de traduire et de reproduire :

A dame noble, belle et de gracieux maintien,

Votre dévoué amant vous envoie mille salutations.

Dame, vous me savez près de mourir, et comme la vie s’en va, la colère et la vanité que je fis endurer autour de moi s’en vont avec elle, je m’en repens. Et quoi ! Ne fus-je pas seigneur en mes terres ? Ne fis-je pas toujours régner l’ordre et la discipline en mon fief ? Ne valait-il pas mieux que ma superbe m’endurcisse afin que je régnasse en maître ? Jamais je ne manquai mon devoir, ni à Dieu, ni à mes serviteurs. Vous qui m’avez aimé et m’aimez peut-être encore, me demandez pourquoi je fus si dur justicier, pourquoi j’envoyai vilains comme gentils au gibet, et que j’appliquai ma justice jusque dans ma maison. Eh bien, il n’y a rien là de plus étrange comme question ! A-t-on déjà demandé à un curé pourquoi il célébrait la messe ? A un écuyer pourquoi il armait son seigneur ? A un messager pourquoi il apportait des nouvelles ?

Si je fus sévère, ce ne fut jamais que pour ceux qui manquèrent à leurs propres tâches. Mais personne ne fut si dur avec eux qu’ils ne le furent avec moi, c’est là ma simple sagesse. Voulez-vous mieux savoir pourquoi il en est ainsi ? Chaque homme qui me témoigna un véritable repentir, qui m’adressa toutes les marques de ses regrets, eut la vie sauve. C’est la seule chose que jamais j’exigeai, mais je ne l’obtins que rarement. Tous ceux qui furent loyaux avec leur maître, qui se mirent à genoux devant moi et requirent mon indulgence en se fondant en excuses, furent excusés. Cela n’arriva que trois fois : pour un pauvre pêcheur qui n’avait pas payé sa dîme, qui se mit à geindre « Sire ! Je vous demande grâce ! Pardonnez l’humble vilain qui vous a offensé et qui s’en repent ! » ; pour un meschin qui ne me salua pas et qui baisa tant mes pieds en me suppliant que je lui donnai mon pardon ; et pour une femme accusée de sorcellerie, quoique l’évêque me recommandât le bûcher ardemment, elle me pria de lui pardonner la possession de cette poule ensorcelée qui pondit des œufs noirs. J’ordonnai qu’on brûla la poule plutôt que la femme.

Ce sont des choses qu’une âme pécheresse ne peut pas comprendre. Ma vieillesse m’a ouvert les yeux sur un bien grand travers de l’homme : il préfère se défendre avec une rhétorique qu’il maîtrise rarement, use de toutes sortes d’objections au procès qu’on lui fait, ajoute des preuves, en invente parfois, en vient souvent à parjurer afin qu’on le croie, alors qu’il lui suffirait de baisser ses armes, d’avouer qu’il a offensé, qu’il demande pardon. Mais demander pardon est une chose trop haute pour bien des cœurs, et bien peu d’hommes savent en user.

FIN

Radiation

C’est la mort, en ce moment même, dans ces derniers jours de travail. Comme si on n’avait pas pu me mettre à la porte parce que j’ai démissionné avant, et qu’on voulait quand même me montrer qu’on aurait pu, à cause des regards tournés sur moi. Ce qui m’étonne en réalité, c’est l’obligation d’assister à ce cirque, mais aucun effort n’est exigé de moi. Je suis le coléoptère de Kafka. On me tolère, voilà. Je voudrais disparaître sous terre, mais je ne peux pas sortir d’ici et j’assimile cette obligation à une entrave à ma liberté. J’ai pris la liberté de demander ma démission, mais je subis l’obligation du mois de préavis. Un mois particulièrement long. J’ai mis les heures bout à bout, je les ai condensées, pour raccourcir le nombre de jours que je dois travailler. Pour être libre, dit Hegel, l’esclave doit exiger sa soumission et son obéissance. C’est sa seule émancipation possible. La conscience de sa condition. Soit ! Le cheval furieux doit se laisser dompter, mais il sait sa cavalcade prochaine, sa poussée vers la vie sauvage tout près. Patience.

En vérité, j’ai pris une autre décision. J’ai décidé, ce matin même, que je ne foutrais plus rien. En tout cas, pas aujourd’hui. Je m’occupe à lire, à écrire, à penser, à oublier la boule dans mon ventre pleine d’angoisse. De quelle liberté vraiment je veux parler ? On ne peut pas projeter d’être libre, la liberté c’est tout de suite ou rien. Est-ce que je suis libre ? Pourquoi est-ce que j’accepte de travailler aujourd’hui ? Pourquoi est-ce que je suis revenue ? Quel poids pèse sur mes épaules ? Ça fait plier tout mon corps pour qu’il se meuve et retourne sous le joug du moulin. Parce que je ne fais rien d’autre que tourner autour d’une meule, une meule qui écrase des hommes. Il faut voir leurs têtes, leur tristesse, leur résignation, leur esclavagisme. Et la meule qui tourne, tourne, tourne. Ils en sont assommés. Je ne veux pas, moi, être assommée. Eux, ils sortent le soir couverts de farine, blancs ils sont. Pâles. Comme la mort. Et moi aussi je suis morte, socialement je veux dire. J’ai un peu peur. Je ne sais pas exactement de quoi. J’ai lu quelque part et ma mère me le dit aussi des fois, qu’il ne faut pas « avoir peur des hommes ». Que peut-on craindre de ses semblables ? Une ruade ? C’est moi qui ai rué. C’est pour ça qu’ils m’ont exclue, que j’ai dit « je pars », et que maintenant, j’attends de partir. La porte invisible va s’ouvrir et je vais courir vers le grand jour. La liberté, nous nous l’échangeons. J’ai pris la liberté de la ruade, ils ont pris la liberté de la colère, alors j’ai pris la liberté de partir, mais ils ont pris la liberté du préavis. En fait, ce n’est même pas exactement ça. Ils ont appliqué la morale législative sur moi, et j’obéis au contrat que j’ai signé.

Vraiment, est-ce que je suis libre ? Plus j’écris, et plus je peux échapper au bureau, au regard baissé sur le labeur de M., en face de moi, qui travaille tout le temps, qui ne prend même pas ses congés. J’écris, et je me sens un peu mieux de me justifier. De peser ma liberté, ce qu’elle vaut vraiment. Elle n’est pas toujours très lourde, ça dépend des moments. Quand j’entends qu’on parle de moi, elle me semble bien mince. Même quand j’entends les bruits de talons et de toux dans le couloir ou en face de moi je sursaute. Quand je pense à mon départ, à ma volonté, même à mon abnégation quand je pourrais ruer encore, cette volonté-là me semble une liberté, une vraie liberté de femme libre. La tyrannie est-elle réelle ? Elle n’existe que quand on lui obéit. Quelqu’un qui gouvernerait sans être obéi ne gouvernerait plus par nature, c’est un verbe transitif. Moi, je ne veux pas être gouvernée, ils m’ont fait signer, mais je leur ai dit que j’allais quand même partir. J’ai accepté d’obéir encore un petit peu, pendant quinze jours et après non, je serais déjà partie.

La vérité, c’est que ce n’est pas évident de savoir ce qu’on veut vraiment. Il y a pourtant bien une chose que je voudrais par-dessus tout, c’est écrire un livre mais un beau livre, intelligent, avec un concept profond et large, un monstre livresque. Mais ça ne rentre pas très bien dans ce que peuvent vouloir les autres. Alors même si je l’ai dit, si j’ai dit que je partais « pour me consacrer entièrement à l’écriture », je crois qu’ils n’ont rien voulu savoir et ils m’ont demandé ce que je comptais faire. Alors j’ai dit les contingences, que je ne me sentais pas bien dans ce travail, qu’il ne correspondait pas à ce que je voulais vraiment, et puis aussi parce que quand j’ai rué, ils m’en ont voulu. Alors je ne veux pas être regardée de biais, car je suis droite autant que je peux.

C’est comme si le monde attendait toujours des plans très précis sur la nature des hommes. Comme des plans de champ de patates, le nombre de lignes dans le champ et l’espacement entre chaque plant et cætera. Ils veulent savoir quel rendement attendre. Déjà quand j’étais petite, on me demandait toujours ce que je voulais faire quand je serais grande. Plein de métiers, ça changeait tout le temps. Plombière, chevalière, vétérinaire, secrétaire, après j’ai fait du droit, je voulais être notaire. Je ne savais pas que je pourrais être écrivain. Ça rimait à quoi ? C’était trop lointain comme idée. Ce n’était pas un métier, ni à ma portée. Je ne savais pas vraiment que ça existait, parce que j’écrivais déjà, c’était déjà mon identité. Un jour j’ai entendu qu’il fallait nommer les choses pour qu’elles existent et j’y ai cru. Mais je ne me suis pas posé la question pendant longtemps. Et si la patate était plantée mais pas encore sortie de terre, elle était quand même bien un potentiel de germination et de rendement. Ecrivain, on l’est. Point. Comment peut-on devenir écrivain ? Puis le droit s’est tordu, j’ai fait des lettres. Et puis après mes études, on m’a dit « qu’est-ce que tu vas faire ? ». J’ai essayé des choses comme des chaussures trop petites. Et aujourd’hui j’attends qu’on m’enlève cette chaussure-ci, trop petite aussi. Pourtant pas trop loin des livres. C’est en bibliothèque. Mais on ne rentre pas dans les livres qu’on veut ici. On rentre dans ceux des autres, et même peut-être pas tout à fait. Moi je voulais rentrer dedans, et fermer la couverture sur moi. Mais ce n’est pas possible, alors je vais partir.

En réalité, je ne pars même pas pour ça. Je pars parce que j’ai dit que je n’étais pas d’accord avec un article très mal à propos d’un journal. Alors j’ai écrit au journal. Ce n’est pas le journal de la bibliothèque. C’est le journal de la région. Dans la rubrique des lecteurs, ils disaient que le service civique devrait être obligatoire, parce que les jeunes n’ont aucune obligation et qu’ils font n’importe quoi. Ils disaient que le service militaire faisait du bien aux jeunes et que les jeunes en service civique devraient aussi porter l’uniforme et chanter la Marseillaise et faire quelque chose parce que ce n’est pas normal d’être tarés, illettrés et désœuvrés tout ensemble. Alors j’ai répondu que je savais lire et écrire et penser et que je ne volais pas le sac à main des vieilles dames. Après, au bureau, ils ont lu ma réponse et ils n’ont pas réussi à se cacher que ce n’était pas un article, mais une ruade. C’est comme ça que j’ai rué.

Et maintenant, j’attends de partir de ce travail qui n’est pas un travail, qui a un nom d’obligation obligatoire, service civique. En fait, je n’ai pas envie de rendre service. A personne. Sûrement pas à la patrie. Je n’ai rien de civique à faire pour qui que ce soit. Parmi les gouvernants du Service Civique, il y en a un qui m’a dit que j’étais une révolutionnaire. Ça je n’en sais rien. Si la révolution c’est dire qu’on n’est pas d’accord, alors oui. Mais je ne m’étais jamais imaginé que c’était ça la révolution. C’est vrai qu’ici personne ne dit rien. Déjà le matin, à dix heures et demie, personne ne parle à la pause café. Les gens se regardent comme ça, en buvant leur tasse. Ils l’avalent et ils attendent que la demi-heure passe et après ils remontent travailler. A midi des fois je ne suis pas toute seule à manger au bureau. On a une petite cuisine comme ça, et on réchauffe son Tupperware. Mais personne ne parle jamais. En fait si, des fois, comme « et pour la création de poste à Dombasle ? » et deux autres répliques de choses que l’on ne savait pas encore assez. Après chacun regarde son assiette et repart pour fuir ce silence. Moi au début quand je suis arrivée, les gens me parlaient un peu, au moins pour savoir qui j’étais. Mais rapidement on répondait pour moi « elle est en service civique chez nous » et je n’avais même pas l’occasion de répondre. Peut-être parce que ça leur faisait du bien de le dire à ma place. C’est oppressant de ne jamais parler, je comprends. Et j’oubliais, la directrice fait son monologue à la pause quand elle vient. Elle parle toute seule c’est un peu moins silencieux même si les bouches des autres ne s’ouvrent jamais parce que les gens ont peur du bruit.

La directrice tutoie tout le monde. Ça lui donne l’air d’être intime. Mais les autres la vouvoient. Et ça leur donne l’air mal à l’aise. Au début je ne m’en suis pas rendue compte parce que je suis jeune. Et les vieux aiment bien tutoyer les jeunes parce qu’ils disent qu’on a l’âge d’être leurs enfants. Mais je suis contente qu’elle ne soit pas ma mère. Moi je la vouvoie bien sûr parce que c’est la directrice. Mais je ne comprends pas pourquoi c’est pareil avec les autres employés qui n’ont pas l’âge d’être ses enfants. En fait, ils ont le même âge qu’elle, mais elle les traite comme moi et ils la traitent comme moi aussi je la traite. Remarque qu’on tutoie aussi les animaux et on ne sait pas si les animaux nous tutoieraient ou nous vouvoieraient. La directrice dit qu’on est des moutons. Et moi elle a dit que j’étais un mouton noir dans le troupeau. Je ne sais pas exactement ce qu’elle entendait par là. Je crois que les animaux nous vouvoieraient.

J’ai hâte de sortir du troupeau. Peut-être que le mouton noir est un peu la brebis galeuse aussi. Dans l’encyclopédie, à « mouton noir » ils disent de « voir l’expression française brebis galeuse ». Est-ce que j’ai contaminé les autres ? Je ne crois pas, je serai partie avant et de toute manière je m’en fous.

J’ai plein d’idées pour mon roman. Des idées très intellectuelles et j’aimerais bien en parler mais personne ne m’a demandé ce que je voulais écrire, même si j’ai dit que je voulais « me consacrer entièrement à l’écriture ». Peut-être que la DRH me le demandera. Mais je ne sais pas si elle a une idée du traitement du temps sphérique dans les Confessions de Saint Augustin. Ce serait bien si c’était le cas mais je ne crois pas. Est-ce que je pourrais lui en vouloir ? Elle, elle a été choquée parce que je ne savais pas quelles étaient les compétences du Conseil Général lors de mon entretien d’embauche. Maintenant je sais même quelles sont leurs incompétences.

En fait quand je dis que je ne fous rien ce n’est pas vrai. Je fais des choses pour moi. Je ne rends pas de services civiques parce que je ne sais toujours pas ce que ça veut dire. Je ne suis pas plus citoyenne maintenant qu’avant. Même si entre temps j’ai signé. Je le suis même peut-être moins parce que je comprends de moins en moins le monde dans lequel je vis. J’ai rendu un service civique pendant quatre mois mais rien ne le prouvera parce que je ne suis pas allée jusqu’au bout de ce qu’ils me demandaient. J’ai demandé à partir avant comme je l’ai dit. Je me demande quel est le rapport entre le service et l’exigence de ce service éprouvé par ceux à qui on le rend. Un service devrait être gratuit. Comment peuvent-ils exiger ce que doit être ce service ?

La directrice m’a dit qu’elle regrettait de m’avoir choisie. Mais je n’ai pas osé lui dire que je regrettais aussi parce que je ne regrette pas vraiment. Je sais maintenant par ordre d’élimination que je ne veux pas d’eux. Elle m’a dit que j’étais complètement paumée mais ce n’est pas vrai. Je savais que j’étais dans son bureau ce jour-là et je peux même donner l’adresse exacte. Elle a aussi dit que je risquais de mal tourner. Nul n’est à l’abri d’un accident, c’est vrai mais j’ai un bon sens de l’équilibre sauf quand je bois beaucoup et ça n’arrive pas souvent. Elle parle beaucoup d’elle et de son fils et elle dit que j’ai des problèmes de communication. C’est vrai. La communication c’est aussi écrire parce qu’on dit une communication écrite et que j’écris beaucoup. Et c’est un problème dans ma vie parce que j’écris tout le temps. J’ai un ami qui dit que c’est presque des logorrhées qui sont des diarrhées verbales, ce n’est pas très gentil comme métaphore, mais il dit que j’ai de grandes facilités et que je suis la seule qu’il connaisse à pouvoir être écrivain. Ça c’est plus gentil je trouve.

J’ai dit à la directrice « je suis désolée » au moins trois ou quatre fois parce que ça me désolait de l’entendre parler. Elle m’a dit et c’était la deuxième fois « t’as fait lettres Chloé mais t’as peut-être pas appris la communication tu devrais le faire c’est très intéressant et t’en as besoin parce que quand tu t’adresses aux gens on sent que t’as une bonne image de toi c’est pas que tu es forcément supérieure c’est très bien mais tu fais pas passer les idées comme tu devrais c’est trop brusque t’es une femme on est plus habile que les hommes pour ça pour demander de façon plus insidieuse et tu verras on obtient même beaucoup plus que ce qu’on voulait au départ » et elle a continué, elle a dit « j’ai appelé mon fils Antonin comme Artaud qui dit une chose très intéressante il n’y a pas de guerre qui ne soit pas idéologique ce sont les idéologies qui font les guerres ». Je ne souhaite pas que son fils soit schizophrène même si je ne le connais pas. Après elle m’a regardée comme si elle attendait que je dise quelque chose mais je n’avais rien à lui dire. J’ai lu Bourdieu il y a un mois.

C’est plus facile de résoudre ses problèmes avec soi-même, comme mes problèmes de communication. Je n’arrive pas à écrire quand on me parle. Pour ce qui est de conversations orales je n’ai pas de problème. Je suis devenue très taciturne au bureau, parce que je sens que les autres et moi on ne se comprend pas. Il y a trois personnes quand même à qui je parle. Deux femmes, on parle de nos animaux, et un homme, on parle de décroissance et de Bernard Werber que je lisais quand j’avais quinze et lui maintenant, à cinquante-sept ans peut-être. Ils sont très gentils avec moi. Ils ont compris qu’ils étaient les moutons de la directrice mais ils la supportent. Moi je voudrais être libre et quand on ne supporte pas quelque chose, on n’a pas l’impression de l’être. Mais dans une semaine je serai partie et j’écrirai un grand livre.

 

 

le sang froid

Le premier coup de clef de la journée était donné, celui de la porte qu’on referme silencieusement pour ne pas réveiller le reste de la maisonnée. Le second, c’était celui de la porte du garage. Le patron n’était jamais le premier. C’était Gerardo qui ouvrait la porte, toujours ou presque. A côté de l’armoire électrique, pousser le bouton de l’interrupteur et là, le premier clignotement des néons blancs. Depuis dix-sept ans, fermer sa maison, ouvrir le garage, ouvrir la lumière. Seulement, la journée pouvait commencer.
Des taches d’huile noires engraissaient le sol sous le pont. La voiture suspendue dans les airs semblait regarder comme des entrailles ses roues gisant par terre, et derrière elle, la pile, ou plutôt, le tas, de ferraille de pièces changées, de carrosserie démontée, de courroies lisses, abandonné.
Gerardo alla dans les vestiaires défaire son vieux chandail et son jean, et revêtir un bleu de travail, un bleu tacheté, moucheté, un peu crasseux, huileux. Sa main droite remonta la fermeture éclair, une main au bout de laquelle les ongles faisaient demi-lune noire. Il s’approcha de l’engin, la tête occupée seulement par ce qu’il avait à faire. La Citroën devint un abri ferreux et sombre, mais rassurant comme le sont les choses familières. Il n’y avait pas grand-chose à faire sur celle-là, changer les plaquettes de frein et lui faire cuver sa vidange. Gerardo ne s’appliquait pas. Il faisait les choses machinalement. Il commença par retirer les vieilles plaquettes dont la garniture avait disparu. Intérieurement, il entendait le chant crissant de la voiture freinant sur la ferraille. Quand il en eut fini avec les freins, il se glissa dessous la voiture, déboulonna la vis de vidange, et regarda comme une saignée noire l’huile couler dans une vieille bassine. A peine les dernières gouttes avaient-elles fini de tomber, que Gerardo entendit un claquement de porte sec et soudain. Sous l’effet de la surprise, il bouscula un peu le récipient et une tache d’huile vint s’étaler auprès des dizaines d’autres qui ne séchaient pas.
– Gerardo ! Ah te voilà là-dessous ! Je ne serai pas là de la journée, je te laisse la responsabilité du garage. Ma fille vient d’accoucher.
– Félicitations.
– Il y a la culasse de la BM à faire, quand tu auras fini avec la Citroën, mais enfin, tu ne vas pas faire que ça de la journée… Les Bernard ont laissé leur voiture depuis trois jours. Il faut remplacer le bloc optique, on a reçu la pièce hier.
Il continua à déblatérer, le sourcil autoritaire, la ride frontale en tension. Gerardo écoutait, il savait que pendant l’été, quand les apprentis étaient en vacances, c’était lui qui était chargé de faire tourner la boutique. Son patron aurait bien été capable de lui greffer deux bras de plus pour lui en faire faire davantage.
On entendit un coup de klaxon depuis le parking, et le patron hurla qu’il arrivait.

La Citroën posa ses yeux vitreux sur Gerardo. Il appréciait ces moments de solitude. L’étroitesse du garage où les machines faisaient meute autour de lui. Il pensait à sa femme, il imaginait ce qu’elle faisait à cette heure-ci, il la voyait scanner les articles derrière sa caisse, hocher la tête en souhaitant la bonne journée aux clients, se perdre dans ses pensées peut-être, comme lui maintenant. Il la regardait derrière ses paupières en vissant et en dévissant le phare de la voiture des Bernard. Sa petite étiquette sur le chemisier bleu « Rosa-Maria »…
Il alla chercher un chiffon propre dans le placard de la loge où on avait installé le bureau, une petite pièce avec un chauffage d’appoint, avec des fenêtres sales et des calendriers périmés.
Pendant qu’il retirait le tissu de la pile, il entendit derrière lui qu’on l’appelait. Il se retourna, vit deux gendarmes en uniforme. C’est toujours mauvais signe, ça, pensa-t-il.
– Bonjour monsieur, commença le plus vieux, avec son crâne rasé pour cacher sa calvitie. Un crâne luisant. Vous êtes le patron ?
Gerardo fit non de la tête.
– Je suis tout seul aujourd’hui.
L’autre qui n’avait pas encore parlé, même pour dire bonjour, ajouta :
– On a besoin de vos services pour la réparation d’un véhicule.
– Vous n’avez pas des garages agréés par la gendarmerie pour ça ?
Le plus jeune et chevelu fit une moue étrange, une grimace qui se transforma en rictus. Les mains dans le dos, il fit :
– Si nous faisons appel à vos services, c’est que nous en avons besoin.
– L’équipe de notre garage n’est pas au complet et ceux qui travaillent sont débordés. Il s’agit de changer la courroie de distribution sur la camionnette, vous savez le travail que ça prend, on a besoin que ça soit fait rapidement, mais chez nous, ce n’est pas possible.
– J’ai déjà beaucoup de travail, moi aussi, je suis tout seul en ce moment. Gerardo ne cherchait pas à se défendre. Votre distribution, je ne peux pas la faire aujourd’hui.
– C’est un service à la Nation qu’on vous demande là, monsieur, répondit le chauve.
Gerardo les regardait, dubitatif. Il n’aimait pas qu’on le heurte, qu’on lui impose les choses qu’il devait faire.
– Où est le véhicule ?
Les gendarmes se tournèrent en même temps et firent signe derrière eux en montrant le parking.
– On vous le laisse tout de suite, mon collègue a pris une seconde voiture.
– De toute façon, il faudra que je commande la courroie.
– Si vous appelez tout de suite, vous l’aurez demain. Il n’est pas encore onze heures.
Gerardo le regarda encore. Le flic ajouta :
– J’ai été mécano avant d’être gendarme. Je sais comment ça se passe…
– Vous ne souvenez plus d’avoir été débordé ?
Le chevelu lui tendit les clefs et une pochette où se trouvait la carte grise.
– Pour demain soir, il faudrait qu’elle soit faite.
– Demain soir ? Non, c’est impossible. Laissez-moi au moins deux jours. Je ne peux pas avant.
Les gendarmes insistèrent, Gerardo se débattit. Mais il n’eut pas gain de cause.

Quand le soir tomba, Gerardo était encore au travail. Il avait appelé Rosa-Maria, lui avait dit qu’il renterait tard. Il lui disait pour ces saletés de flics, il avait toujours eu la haine contre l’ordre, il avait mal vécu son service militaire, il avait été tellement froid à chaque fois qu’il s’était fait contrôler qu’il avait toujours fini par ramasser une amende. Maintenant, ils venaient carrément l’emmerder sur son lieu de travail. Quand il eut raccroché, ça pestait encore en lui.
Il arriva chez lui harassé. Sa femme avait laissé une assiette sur la table, les pâtes avaient refroidi, le pain était presque rassis. Elle s’installa près de lui, mais il parlait à peine.
– Le gosse est rentré ?
– Non.
Il continuait à avaler sa soupe.
– Et il est où ?
– Je n’en sais rien, il doit être chez des copains.
– Hum…
Ils allaient bientôt se coucher quand ils l’entendirent rentrer. La porte d’entrée se ferma doucement. Ses chaussures jetées négligemment dans le couloir, il retira son manteau et découvrit un corps élancé, mince, sous une chemise bariolée. Il enleva son bonnet et une crinière brune, entortillée, apparut.
– Salut.
– Salut.
Le père regardait son fils, suspicieux comme toujours.
– Où étais-tu ?
– Chez David. Et quand bien même j’aurais été ailleurs, je ne suis plus un gosse, papa.
– Hum. Tu peux nous dire quand même quand tu pars et que tu rentres tard.
– Il reste à manger ?
– Non, tu n’as qu’à rentrer plus tôt si tu veux manger, on n’est pas un service hôtelier ici.
Le fils ne dit rien et alla à la cuisine. Le père le regarda marcher dans le couloir et disparaître derrière la porte. Il se demandait pourquoi son fils était sans cesse distant, pourquoi cela le mettait tellement en colère aussi. S’il avait travaillé, il aurait été autrement fatigué le soir, il ne serait pas rentré si tard, il n’habiterait même peut-être plus ici. Jusqu’à quand vivrait-il ainsi, dans sa maison ? Le gosse lui disait qu’il cherchait du boulot, le père savait bien que c’était faux. Où aurait-il été en chercher ? Il y avait vingt pourcent de la population au chômage dans cette ville. Sa femme elle-même multipliait les CDD. Toutes les usines avaient fermé les unes après les autres, puis vint le tour des boutiques.
Gerardo alla rejoindre le gamin dans la cuisine. Il cassait la croûte avec un morceau de pain et des rillettes. Le père s’assit aussi, en le regardant manger, sans dire un mot. Le fils leva les yeux, puis regardait à nouveau son assiette.
– Tu es allé faire une demande de RSA ?, lui dit-il.
Le fils mâchait son pain, le regardant par-dessous. Etait-ce le pain qui était si dur pour qu’il mît si longtemps à le manger ?
– Ouais.
Il se tut, mâcha encore. Le père attendait.
– Tu sais ce que m’a dit la guichetière ? Elle m’a dit : des comme vous, j’en vois tous les jours, mais pas seulement, des employeurs qui ont mis la clef sous la porte, qui avaient parfois vingt personnes à leur service. Pire encore, des avocats même. Des avocats, qu’elle m’a dit. Alors des comme moi…
Le père ne répondit rien. Il écoutait, une boule dans le ventre. Qu’est-ce qu’il aurait dit ?
– Tu veux une tisane ?
Le jeune fit oui de la tête, et Gerardo fit chauffer de l’eau dans une casserole, ne regardant plus que la casserole. Il remplit une tasse et la posa sur la table.
– Je vais me coucher. Je dois travailler tôt demain. Figure-toi que deux gendarmes sont venus au garage aujourd’hui.
– Qu’est-ce qu’ils voulaient ?
– Qu’on leur change une distribution.
– Ils vont dans des garages privés, maintenant ?
– C’est ce que j’ai pensé aussi. Apparemment, ils ont des problèmes avec les leurs. Alors ils viennent chez nous. Bonne nuit, Vincente.

Quand Gerardo fut dans son lit, il pensa au petit, à ce qu’il lui avait dit. Vraiment, c’était une sale époque. D’accord, nous n’étions pas en guerre, d’accord aussi sa famille n’avait pas faim, elle avait un toit, d’accord pour tout cela. Mais jusque quand ? Gerardo avait l’impression parfois de s’être prostitué devant la société, il ressentait comme un goût amer dans la bouche, devant le syndicaliste qu’il avait été, devant les coups de poing sur le bureau des chefs, jamais il ne s’était démonté, lui qui faisait grève dans le temps, lui sous les banderoles, sous la pluie, sous les journalistes, dans la merde engoncé quand sa femme perdit son travail que le gosse n’en eut jamais, et puis se dire finalement, à quoi bon ? Vincente aussi avait défilé dans les rues avec d’autres militants, le mouvement tempétueux de la colère faisant vague, les bras levés, et puis, là, l’année dernière, une bombe lacrymogène jetée dans la foule, l’asphyxie, la cohue, les CRS autour… Qui a envie d’aller respirer les gaz et les coups de matraque des forces de l’ordre ? Gerardo ne voulait pas que le petit y retourne, et Rosa-Maria moins encore. La violence, elle, était peut-être plus encore dans le cœur des hommes insoumis que dans les ruades légales et illégitimes de la police. Et peut-être même plus encore dans le cœur des hommes soumis contre leur nature, que dans le cœur des hommes insoumis tout court.

A sept heures, la clef de la maison, puis la clef du garage, puis les néons, refirent leur manège quotidien. Le patron était là cependant, le patron était là à sept heures du matin, et cela n’avait rien du quotidien de Gerardo.
– Bonjour, patron.
L’autre hocha à peine la tête.
– Est-ce que tu peux me dire pourquoi il y a une estafette sur mon parking ?
Le bonhomme avait un air pincé, comme s’il allait taper du pied d’une minute à l’autre.
– Oui.
Gerardo prit son temps avant de répondre. Il regardait le singe rougir doucement de colère et d’impatience. Oui, et il prenait le temps de le regarder, avec ses yeux quémandeurs et insatisfaits, son air supérieur dont il n’arrivait pas à se défaire.
Et naturellement, Gerardo poursuivit :
– Ils sont venus hier. Ils veulent qu’on leur change la distribution.
Il expliqua la situation, le patron ne se détendit pourtant pas. Le petit corps était bandé comme un arc, prêt à décocher n’importe quoi.
– Si vous aviez regardé dans le bureau, les clefs sont suspendues au tableau. La pochette de la carte grise est avec les autres.
Il avait dit cela d’un air si détaché, sans provocation aucune, que l’autre ne sut quoi répondre. Gerardo la connaissait bien, sa panique. Il savait bien pourquoi le chef était si inquiet. Était-ce pour tout le travail au noir qu’il faisait ? Ou bien peut-être qu’il craignait un contrôle à cause des apprentis. Il y avait des années que les jeunes-là étaient traités comme des esclaves, crafiats payés à coup de trique, qui seraient tout juste bons à changer des pneus chez Norauto… Ils étaient remplacés régulièrement, comme les saisons se suivent : dès que l’un tombait, un autre prenait sa place. Quinze ans avaient-ils tout au plus. Des enfants.
Le patron, rembruni, resta là au moins dix bonnes minutes, les bras croisés, raide comme le marbre d’une tombe. Gerardo finit par l’ignorer. Il avança le véhicule des gendarmes au milieu de l’atelier, au-dessus de la fosse. Il commença à travailler, puis, lassé, le patron partit.
Sous le capot bleu marine, le moteur semblait une glotte énorme dans un bec ouvert. Gerardo imaginait ce qu’il aurait pu raconter, les ivrognes zigzagant sur les petites routes et les gamins faisant la course, dans leurs vieux tacots achetés avec des économies de bouts de chandelle… Et les lieux d’accident, la femme avec la tête dans le volant, partie brutalement après une dispute, le camion ayant percuté un motard dans un mauvais virage…Et puis les secrets qui ne passeraient pas dans le journal : l’adjudante sur la banquette arrière, les suspensions de la bécane en flexions-extensions trente minutes durant… Finalement, elle aurait pu en raconter, des joyeuses et des tristes. Mais entre toutes, Gerardo pensait à la main droite levée comme un i, et à la main gauche qui faisait des cercles autour du coude… Les papiers du véhicule, s’il vous plaît. On va procéder à un contrôle éthylométrique, monsieur, vous voudrez bien souffler dans le ballon… Ils sont un peu lisses, ces pneus, dites-nous… C’était le mois dernier, le contrôle technique, monsieur… Il y était passé, Gerardo, par tout cela, il l’avait, la haine du flic qui l’avait humilié dans le commissariat, quand son père était venu le chercher, qu’il avait à peine dix-neuf ans, il s’en souvenait. Et celui qui avait lancé les grenades dans la manifestation contre la centrale nucléaire, que son fils à lui y était, qu’il était rentré avec un copain de galère en moins, que jamais ces pourris ne s’excuseraient devant les parents de ce gamin tombé sous la milice française, comme il y en avait déjà eu en mai 68… Et maintenant, l’estafette entre les mains, il pouvait faire ce qu’il voulait. Il avait la vie de ces mecquetons entre les mains, qui devaient avoir son âge, qui devaient bien avoir des gosses aussi, de l’âge du sien, mais des pantouflards qui ne verraient jamais fumer une bombe lacrymogène… Bande d’enfoirés, il pensait.

« Gerardo ! », toujours le patron qui laissait voler entre les néons sa mélopée vibrante.
Le garagiste se retourna, essuya son front du revers de sa main et laissa sur son nez une trace grise.
– Tu n’as pas encore fini, avec leur engin ?
Le garagiste ne bougea pas, l’œil inerte, la babine basse.
– Pour quand, ils la veulent ?
– Ce soir, et je ne chôme pas.
Le patron se pencha au-dessus du capot, regarda par terre la vieille courroie démontée, et près d’elle, la courroie neuve encore dans son emballage d’origine.
– C’est bien, on est débordé en ce moment. Si ces fainéants d’apprentis ne prenaient pas deux mois de vacances en été, tu en suerais moins. L’autre jour, j’ai croisé le directeur du CFA, je lui ai dit : pourquoi vous ne les faites pas travailler, en été ? Il y a du boulot pour eux, les gens veulent une voiture sûre pour partir en vacances. En hiver, à part changer des pneus, qu’est-ce que vous voulez qu’on leur fasse faire ? Mais tu penses bien, j’aurais mieux fait de parler à un mur…
– C’est sûr…

Le patron repartit, et Gerardo le regarda sans mot dire. Il se pencha, dans la fosse, reprit d’une plus vive ardeur sa tâche. Les gendarmes arrivèrent comme prévu, et comme l’avait envisagé Gerardo, c’est lui qui les accueillit. C’était toujours le chauve, mais l’autre n’était pas revenu. A la place, un homme aux épaules larges était là, les joues émaciées, la peau sèche. Le mécanicien leur fit faire le tour de la voiture, expliqua en un mot qu’il avait fait le travail demandé, et les invita enfin à prendre place dans la loge d’accueil pour le règlement.

– La gendarmerie ne fait pas de chèque, précisa le nouveau. On se charge de vous envoyer le règlement après le traitement de la facture.
– C’est bien la première fois que je vois ça, la gendarmerie qui vient dans un garage privé, des délais de livraison à avaler des lames de rasoir, et maintenant, le client qui choisit quand il règle ses factures.
– On vous signe une reconnaissance de dettes qui fait foi.
Le chauve regarda son collègue et lui dit :
– C’est Sylvie qui s’occupe de ça, elle ne met jamais plus de six mois avant de gérer un dossier !, et il pouffa de rire.
– N’écoutez pas mon collègue, renchérit le chauve. Vous serez réglé dans les meilleurs délais, tout au plus quinze jours.
– Vous savez, ce n’est pas moi le patron ici, les sous ne tombent pas dans ma poche. Quand bien même la facture ne serait jamais payée, à part la colère du chef qui résonnerait dans tout l’atelier, je n’encourrais pas grand-chose…

Le soir était tombé sur les trottoirs. Gerardo avait retrouvé son pullover et son jean. Il passa ses mains sur ses yeux, comme s’il avait pu en essuyer la fatigue. Il ne sentit même pas l’odeur de graisse sur sa peau, une odeur acide qui collait à lui. Il avait la gorge serrée, l’estomac comme un nœud de vipères. A la maison, Maria-Rosa le trouva froid, même s’il faisait un effort pour montrer l’indifférence de son humeur.
– Tu es malade ?
– Non, je te dis… Ça va aller.
Ils mangèrent en silence. Elle se disait « c’est le temps qui veut ça, les soucis… » Elle n’osait même pas lui parler de leur crédit, des coups de fil de la banque… Elle se tenait près de lui, elle lui tenait le bras, la tête penchée sur lui comme sur un enfant fiévreux, ses longues racines blanches comme une auréole.
– Où est le petit ?
– Sorti, répondit-elle.
– Sorti… répéta-t-il.
Ils voulurent aller se coucher, il aurait aimé que Vincente fût rentré.
– Tu t’inquiètes tous les soirs, mais c’est un grand garçon, Gerardo.

Il ne s’endormait pas. Il regardait le plafond à la lumière des réverbères. Il écoutait les bruits de talons sur le plancher du dessus. Il reniflait l’odeur des draps propres. L’insomnie lui donnait des démangeaisons, sans cesse il venait un peu bousculer sa femme du coude en se grattant. Elle lui murmurait « dors » et il ne dormait pas.

A deux heures du matin, la sonnerie de l’appartement retentit. Le vieux et la vieille sursautèrent dans leur lit. C’est elle qui répondit à l’interphone, mais il lui prit le combiné, à peine avait-elle dit « allô ».
– Vincente ?
– Gendarmerie nationale…
– Pardon ?
– Nous voudrions vous parler, monsieur, ouvrez-nous.
Il appuya sur l’interrupteur, il écouta le long grincement électrique du système de déverrouillage. Il attendit dans la cage d’escaliers. Sa femme était derrière lui, elle questionnait :
– Qu’est-ce qu’ils veulent ?… Vincente… où est-il ?
Deux gendarmes arrivèrent, des hommes que Gerardo ne connaissait pas. Ils avaient la mine grise, recueillie, imbécile et confus. Ils saluèrent leurs hôtes, Maria-Rosa les fit entrer, mais ils ne voulurent pas s’asseoir. Ils se tenaient dans l’entrée, se jetaient des coups d’œil maladroits.
– Nous sommes désolés, votre fils a été percuté par une voiture. Il est à l’hôpital.
– A quoi ?…
La mère roula des yeux. Gerardo la retint, ni l’un ni l’autre ne bougea.
– On va vous accompagner.

Quand Gerardo eut retrouvé ses esprits et qu’il put enfin parler, la voiture les escortait, scintillant rouge et bleu. Maria-Rosa n’arrivait pas à parler, tout son corps tremblait, sa lèvre avalait à mesure de son silence les larmes qui roulaient jusque là.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Votre fils a traversé au mauvais moment… Une voiture l’a heurté.
– Qui a appelé les secours ?
– La gendarmerie.
– J’ai dit qui a appelé les secours ?
Le gendarme se sentit blêmir. Il répondit :
– Le conducteur…
Ils arrivèrent à l’hôpital. La voiture alla se garer aux urgences, près d’une ambulance. Le gendarme appela rapidement un de ses collègues au talkie walkie avant de descendre de bord, puis il accompagna les parents de la victime jusqu’à la chambre. Vincente avait perdu connaissance. Un médecin vint à leur rencontre et leur expliqua quelles étaient les séquelles, du jargon… jusqu’à ce qu’il dît « lésions cérébrales » et « coma ».

Gerardo et Rosa-Maria passèrent la nuit ici. La nuit sembla une éternité. Au matin, Vincente était mort. Gerardo frappa sa tête contre les murs, ses poings, ses pieds… Qui ? Qui c’est qui a tué mon fils ? Il resta là avec elle, devant leur enfant, jusqu’à ce que vers onze heures, le chauve vint le chercher. Lui seulement. Gerardo ne voulait pas laisser son fils, ni son épouse. Mais le flic, dans sa froideur indifférente, l’attira avec lui jusqu’au commissariat. Là-bas, des hommes en bleu le regardèrent passer jusqu’au bureau du major.
– Asseyez-vous, monsieur.
Il obtempéra.
– C’est vous qui avez effectué des réparations sur le Renault Master de la Gendarmerie Nationale ?
– Oui…
– C’est cette voiture qui a percuté votre fils.
Gerardo leva lentement la tête, il balbutia, il ne voulait pas comprendre.
– La voiture a rencontré un incident technique, le conducteur a perdu son contrôle. Une enquête a été ouverte. C’est étonnant, n’est-ce pas ?
Gerardo se sentit mal, son visage devint pâle, son estomac serré. C’était étonnant.
– Vous m’accusez ? Vous m’accusez d’avoir tué mon fils ? C’est ça ?
Il se leva d’un bond, menaça du poing l’officier en hurlant :
– Vous m’accusez de l’avoir tué ? Mon fils ?
– Rasseyez-vous, monsieur. Je vais prendre votre déposition, hurler ainsi ne changera rien.
Il obéit. Il parvenait à peine à parler. Puis il repartit avec deux gendarmes, jusque chez lui.

Sa femme l’attendait, servilement. Les yeux si rouges qu’on ne voyait même plus de quelle couleur ils avaient bien pu être. Ils ne purent rien dire. Ils allèrent seulement veiller leur enfant qu’on n’avait pas débranché, qu’on n’avait pas tout à fait laissé mourir, eût-on dit. Gerardo prit la tête de l’enfant entre ses mains, il avait une tête christique, sous ses longs cheveux emmêlés, sous sa jeune barbe, sous ses égratignures. Gerardo le regardait, il ne pouvait pas être mort, il était chaud. Son enfant, non, ne pouvait pas, et lui, non plus, ce n’était pas pour lui, c’était pour… non… Et il lui demanda pardon, mille fois pardon, en baisant sa tête molle entre ses mains, pardon de l’avoir tué… Pardon, ce n’était pas pour lui, il le jurait, c’était… c’était très con… mais pas son fils, pas son fils… lui qui n’était pas un enfoiré… Et maintenant ?… Pardon… Pardon…

fin